“Aleph” a été longtemps le pseudonyme que j’utilisais pour mon activité de musicien.
L’origine de ce choix remonte à mes études de philosophie. Roland Quilliot nous avait fait découvrir un recueil de nouvelles Jorge Luis Borges, un auteur argentin. Son oeuvre n’est pas tout à fait ce qu’on pourrait qualifier de easy-listening. Je veux dire par là que cette littérature ne donne du plaisir que si on s’y immerge complètement. Borges est considéré comme un poète mais c’est surtout l’imprégnation métaphysique de son oeuvre qui m’a parlé.
Dans le recueil qui s’appelle donc “L’Aleph”, on trouve plusieurs contes dont la nouvelle éponyme qui m’a inspiré la chanson.
Il m’est si difficile d’expliquer ce que représente ce texte pour moi que je ne vois pas vraiment d’autre solution que de nouveau vous inviter à en lire l’extrait que je partage, en espérant qu’il vous donnera envie de lire le reste.
Le sens de ma chanson tourne lui autour d’une évocation du vertige que me donne le texte de Borges. J’aime la disproportion, les oxymores et le va-et-vient entre deux infinis qu’il propose . J’ai donc eu envie (besoin) de continuer cet inventaire de contradictions assumées. Je trouve certaines similitudes avec l’écriture foisonnante d’un autre de mes auteurs favoris, Umberto Eco.
Derrière ce terme peu connu (et pas très joli), il y a le jeu auquel la plupart d’entre nous s’est certainement déjà prêté : réécrire l’histoire, le “si j’avais…” de nos regrets ou de nos frayeurs rétrospectives.
Eric Emmanuel Schmitt nous parle de Hitler au moment où il aurait pu faire un choix, celui de devenir un autre homme, un peintre. Et de cette hypothèse, il invente un autre XXème siècle. Dernière l’aspect vertigineux de l’exercice, il ne faut pas oublier la tentative de remettre le choix de chacun au niveau de sa responsabilité. Aucun de nous ne peut prétendre être emporté par l’Histoire. Chacun peut y résister. Ceux qui disent ne pas avoir eu le choix n’ont pas exercé leur libre arbitre. Ils ont décidé de ne pas avoir le choix.
Si nous donnons à Hitler ou à d’autres tortionnaires du monde, les connus, les anonymes et les “en-manque-de-reconnaissance” l’absolution d’avoir été contraints par l’Histoire, nous en faisons des victimes et il nous devient impossible de les condamner, de les désigner comme responsable de leurs actes et de leurs décisions.
Au contraire, affirmer qu’ils auraient pu ne pas être ce qu’ils sont devenus, que leurs tentations étaient résistibles par eux-mêmes et non pas seulement par l’entrave des autres, c’est soutenir qu’il faut remettre la responsabilité individuelle au cœur de l’action des hommes, refuser que des groupes désincarnés agissent comme si une volonté générale avait un sens.
L’action d’un groupe vaut-elle plus que la volonté de ses individus ?
Nos votes, nos absentions, nos refus, nos prises de position, nos attentismes, nos mépris, nos ignorances, nos aveuglements, nos capitulations et nos résistances sont des actes uniques dont les conséquences se répercutent indéfiniment sur les murs de l’histoire des hommes comme un écho qui ne s’atténue jamais tout à fait.
Cette chanson vous paraîtra peut-être trop douce pour évoquer le monstre qu’a été Hitler. Mais je ne veux pas en faire un monstre justement. Comme Eric Emmanuel Schmitt, je veux résister à la tentation si confortable de le mettre au ban de l’humanité. On se réveille toujours groggy de s’apercevoir qu’on a croisé un jour un futur pédophile, de réaliser qu’on a pas vu son enfant s’enfoncer dans la drogue. Mais je veux voir un véritable espoir dans l’idée que rien n’est écrit d’avance, que chacun peut être ramené dans la lumière, détourné de son côté obscur 😉 .
En ce début 2016, tout reste à faire pour contrer ce fatalisme sur le climat, les guerres et la violence de l’intolérance. Beau programme idéaliste mais puisque c’est bien nous tous qui avons mené le monde là où il est, c’est bien à nous tous de le sortir de ce piège.
Bonne année à tous (j’ai bien dit “à tous”)
PS : Ce livre, et je l’espère un peu aussi ma chanson, se proposent comme une réponse à l’appréhension que beaucoup d’entre nous avons eu en apprenant que “mein kampf” était tombé dans le domaine public. Mais je crois qu’il vaut mieux savoir que d’ignorer et qu’il ne faut jamais avoir peur des livres car les livres ne sont jamais dangereux, seules l’ignorance et l’absence d’esprit critique du lecteur sont périlleuses.
Laborieuse reprise de mes chroniques dans une ambiance morose où l’époque semble vouloir nous rejouer un air déjà entendu.
“Le parfum” est sans doute le livre le plus connu de ceux que j’évoque dans mon album. Il a été porté à l’écran. Pour ça, il n’est pas le seul puisque “L’insoutenable légèreté de l’être” a été réalisé par Philip Kaufman en 1988 et que “Les chroniques martiennes” ont fait l’objet d’une série télévisée en 1980.
Toutefois, la réalisation du Parfum en 2006 me pose un problème. En effet, de mon point de vue, la force du livre est dans l’exploration du champs lexical de l’odorat. Le film bien que très esthétique et plutôt fidèle à l’histoire peine à nous imprégner de l’ambiance odorante du livre. Patrick Süskind réussi à merveille à faire sentir les choses. Les mots, pour ça, sont bien plus forts que les images. J’en arrive à me dire que l’odeur est plus proche d’une idée que d’une chose. Elle semble finalement aussi abstraite.
Le texte de ma chanson est une tentative d’hommage au style plus qu’à l’histoire du livre. Vous aurez peut-être remarqué comment je m’amuse du double sens des mots “aspirer”, “alambiqué”, “inspiration”, “émanation”. J’ai recherché l’ambiance lourde et parfois oppressante du texte. J’espère que j’y suis arrivé. Je sais déjà qu’au moins une personne s’est décidée à lire le livre après avoir entendu ma chanson. Et ça, ça fait mon bonheur.
Dans le prochain article, je vous raconterai les petits secrets de la composition de la musique…
“Mercredi 18 novembre 1936 Je veux écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose. (13 ans, 1 mois, 8 jours)”.
Daniel Pennac a écrit ce livre en 2012. Je pense avoir lu la plupart de ses livres. J’aime sa prose. Elle est d’une clarté et d’une simplicité impeccable tout en s’offrant le luxe d’être d’une grande richesse (je sais que ça paraît contradictoire mais essayez de le lire).
“Le journal d’un corps” dont est inspirée ma chanson éponyme est une narration à la première personne. Je n’ai pas souhaité reprendre le procédé et je ne suis même pas sûr de coller exactement à l’œuvre. En fait, vous remarquerez que j’ai même pris le contre-pied de Pennac. Il fait parler son corps. Moi, je m’adresse à celui-ci comme à ma propre dépouille.
Le leitmotiv du refrain (attention “spoiler” !) est une citation du livre. C’en est en fait la toute dernière phrase qui est à mon sens l’une des plus magnifique fin de roman que j’ai jamais lue.
Si ce thème m’a inspiré c’est que je suis intimement convaincu de la nature physique de l’esprit. Pour moi, il n’y a pas de transcendance. “Suis-je dans mon corps comme un pilote dans son navire ?” est un sujet qu’on propose aux élèves de 1ère année de philosophie quand on étudie Descartes.
Pour ma part, je suis convaincu qu’il n’y a pas de dichotomie entre notre partie matérielle et ce que nous percevons comme une émanation directe de notre esprit, la pensée. Cela ne veut pas dire que je crois que nous ne sommes que des objets mais je pense que nous surestimons la valeur de l’esprit. Nous en faisons souvent quelque chose qui dépasse la matière, qui est plus noble alors qu’en fait, elle n’en est qu’une forme d’expression plus complexe, une résultante de l’adaptation.
Notre évolution nous a amené à avoir une conscience car nous avions besoin de cet atout pour survivre et pour nous adapter. La surprise inattendue de cette nouvelle faculté, c’est qu’elle nous a permis de modifier volontairement un grand nombre de nos contraintes, de développer des capacités fortuites telles que l’art. Je considère donc tout ce que notre esprit produit et qui n’est pas nécessaire absolument à la survie de notre espèce comme un accident de l’évolution.
La beauté, l’ordre, le sens ne sont probablement pas dans les choses elles-mêmes mais dans l’esprit qui les observe.
Je sais bien que lorsque notre conscience s’éteint, que nous fermons les yeux pour notre dernière fois, l’ensemble de notre corps ne s’annihile pas soudainement. Il perdure le temps que tous nos atomes soient redistribués en autre chose. Quand sommes- nous morts alors ? Les stoïciens y voyaient justement une preuve de notre immortalité quand nos atomes se disloquent pour se recomposer indéfiniment. Mais cette vision matérialiste des choses ne me console pas tout à fait car je repense à cette phrase de Raymond Radiguet dans “Le diable au corps” : “Ce qui chagrine, ce n’est pas de quitter
la vie, mais de quitter ce qui lui donne un sens.
” Mourir, c’est perdre la vie”. Ce qui ressemble à une tautologie est pour moi la raison même de la révolte que je ressens vis-à-vis de la mort. Je sais que quand je mourrai, il n’y aura rien pour moi avant tout. Et je ne me berce pas de consolation en me convaincant que je vivrais à travers la mémoire de ceux qui se souviendront de moi. Vous pouvez écouter un petit aperçu de ce sentiment dans une de mes chansons sur le prochain album “Le soliloque” que je suis en train de faire : “la mort n’est pas le carnaval“
“Quitter le monde” est sans doute la chanson par laquelle le projet d’écrire un album entier sur le thème de mes lectures est né. Pourtant, 3 des chansons des 10 sont plus anciennes (“L’aleph”, “lire” et “El Desdichado”) mais on peut dire que leur émergence a été fortuite, non issue de l’intention d’écrire dans cette perspective.
L’évocation du texte de la deuxième chanson est très intime. J’ai écrit sous l’emprise d’une grande angoisse, une période sombre de mon existence. C’est un lieu commun que de déclarer que la plupart des auteurs ont besoin d’une ambiance particulière pour se mettre devant une feuille blanche et la remplir. Pour moi, c’est simplement une solitude longue et installée mais sans ennui. Pas facile évidemment comme le penseront ceux qui connaissent mon univers personnel… Mais j’y arrive… parfois.
“Quitter le monde” s’impose sans doute comme un hymne à mon propre appel dans ce sens, ce cri que j’ai eu moi aussi à ce moment paroxysmique d’abandon à la peur. Mais même si j’écris proche du spleen, je n’écris pas en son sein. Je profite de sa queue de comète. C’est donc plus fort qu’il n’y paraît que j’évoque mes épisodes.
Pour installer le texte sur ce livre de Douglas Kennedy, j’ai inventé un personnage supplémentaire qui n’existait pas. J’ai imaginé une rencontre furtive sur la route de la fuite en avant de Jane. Et en fait, j’ai pu m’adresser à elle avec les sentiments que m’inspirent son désespoir. Cette culpabilité qu’elle s’inflige, je la connais bien. Ami, amant d’un soir, peu importe. Jane reste absente. Elle n’est pas présente au monde, déjà. “Je” lui parle comme si elle était un fantôme. Elle, elle ne s’adresse jamais au fantôme de sa fille.
Jane impose une distance. Elle rayonne de sa souffrance, comme on a pu me dire à moi aussi durant ces quelques mois de 2012. Elle en est inaccessible parce qu’elle refuse d’être pardonnée. Elle ne veut plus être aimée .
Qu’est ce qui nous repousse chez elle ? Sa douleur ou la crainte qu’elle soit contagieuse ? Nous sommes peut-être capable de prendre sur nous une petite partie de cette douleur mais il y a une limite à ça, l’appréhension qu’elle nous remplisse jusqu’à nous submerger.
Pour ceux que la chanson donnera envie de lire le livre, je ne raconterai pas l’histoire. Douglas Kennedy est un auteur mal étiqueté selon moi, trop souvent assimilé aux auteurs de romans de gare. Pourtant, toutes ces histoires ont un point commun, ses personnages ne sont pas des héros et leur “aventure” leur laisse de profondes cicatrices. Ils devront abandonner une partie importante d’eux-mêmes pour continuer leur vie.
Jane m’a touché car elle est une anti-héroïne, comme l’est aussi Thérésa dont je parlerai plus tard. Ces femmes ne sont pas des victimes car elles ont su faire leurs choix. Mais elles ont découvert à leur dépend le sens du sacrifice personnel.
Le texte “Quitter le monde” est aussi une expérience inédite pour moi car je parle d’une rencontre imaginaire. Je m’installe dans l’histoire de l’auteur, un peu comme un squatteur. Mon intrusion, je ne l’assume pas complètement car je n’ose pas expliciter la nature même de mon intimité avec Jane. J’ai même le sentiment que je ne mériterais pas d’être auprès d’elle. Je devais donc la laisser repartir. C’était indispensable. Pour elle. Pour moi.